Les Illuminés d'Avignon
Le XVIIIe siècle, celui des Lumières, des philosophes et des encyclopédistes, de Voltaire, Diderot et d’Alembert, est paradoxalement celui aussi des prophètes improvisés et des thaumaturges, dont Mesmer, qui professe sa théorie du magnétisme animal et de l’influence des astres sur la santé des humains, et Joseph Balsamo dit Cagliostro, le prétendu mage.
Les Illuminés d’Avignon en sont un exemple très particulier.
Le fondateur, Antoine Joseph Pernety, naît en 1716 à Roanne dans une famille de la petite bourgeoisie. Intelligent et curieux, féru de mathématiques, de sciences naturelles et de beaux-arts, il entre chez les bénédictins mauristes, réputés pour leur grande érudition.
En 1763, il obtient l’autorisation d’accompagner en tant qu’aumônier Bougainville dans une expédition à la découverte des terres australes. Il se passionne pour la faune et la flore rencontrées et participe à la prise de possession des Malouines. Côté gastronomie, il assure que «la langue d'otarie est préférable à la langue de bœuf et les ragoûts de pingouins sont aussi bons que ceux de lièvre ».
De retour en France, il ne se satisfait plus de son état, se défroque et se rend à Avignon.
La ville est alors l’un des principaux foyers de la maçonnerie française. De nombreux Écossais partisans des Stuart et membres de loges maçonniques y sont accueillis. Le marquis de Calvière a fondé la première loge, saint Jean d’Avignon, qui compte toute l’aristocratie avignonnaise ; or Avignon est dirigé par les légats et vice-légats du pape qui concentrent les pouvoirs temporels et spirituels, tant exécutifs et législatifs que judiciaires. Les bulles papales contre les sociétés secrètes obligent les loges à interrompre leurs réunions à plusieurs reprises. L’arrivée de Dom Pernety va réveiller la maçonnerie.
On ignore quand il a été initié comme franc-maçon, mais dès 1766, il diffuse un nouveau rite qualifié d’hermétique, pratiqué par les membres de la loge aristocratique des Sectateurs de la Vertu. Il comporte six degrés en plus des trois existants: Vrai maçon - Vrai maçon dans la voie droite - Chevalier de la Clef d’or - Chevalier de l’Iris - Chevalier des Argonautes - Chevalier de la Toison d’or.
La doctrine de Pernety est entièrement fondée sur l’hermétisme, « la science couronnant tout ce que le génie humain a pu concevoir de plus sublime », appuyée sur la Foi, qui doit devancer tout travail hermétique, l’Espérance qui l’accompagne et la Charité qui suit le succès du travail accompli.
Symboles maçonniques
Cependant, par crainte des persécutions, Pernety quitte Avignon pour Berlin en 1779, où le roi Frédéric II, le confondant avec son cousin l’abbé Jacques Pernetti érudit reconnu, lui offre le poste de bibliothécaire et le titre de membre de l’Académie royale. Il rédige plusieurs ouvrages ayant trait à ses recherches et «découvertes», et reste en relation avec ses adeptes auxquels il fait part de ses réflexions mystiques sur la métempsycose. Il estime qu’il existe des espèces différentes d’âmes, ce qui cause leurs inégalités. Selon lui, elles désirent ardemment s’unir aux corps et y entrer le plus tôt possible, parfois elles se disputent à qui entrera la première. S'il arrive que deux âmes s’y côtoient, cela peut provoquer les « maladies de l’âme ».
Peu à peu il devient un inspiré, un voyant, un illuminé, mêlant l’occulte, la casuistique, l’extase, l’astrologie, la cabale, l’hermétisme et la recherche de la pierre philosophale, celle qui permettrait de transformer les métaux en or. Il fonde la secte des Illuminés de Berlin, ce qui provoque sa disgrâce auprès du roi. En 1785 il revient à Avignon où il compte établir la nouvelle Sion dont il serait le pontife, un projet risqué en terre papale, de plus siège du tribunal de l’Inquisition.
L’un de ses premiers admirateurs est le marquis de Montpezat « fort chimérique et d’esprit nuageux », qui « se jeta à corps perdu dans la théosophie » et dont la maison, l’actuel Hôtel de Taulignan, devient le rendez-vous des adeptes. Ils y célèbrent des cérémonies bizarres : le marquis trône en majesté au milieu des fumées d'encens brûlé dans un réchaud d’or.
Les théories de Pernety séduisent le fondateur de la loge saint Jean d’Écosse de la Vertu persécutée. Parmi ses adeptes on rencontre également le comte polonais Thaddeus Leszczy Grabianka, un homme exubérant, spirituel, fastueux, installé au n°22 de la rue de la Colombe, (aujourd’hui Agricol Perdiguier). Il est dit de lui : «Noble aventurier, homme aimable, brillant en société, prodiguant des trésors et n’ayant pas le sou, inépuisable dans l’art d’inventer de nouvelles jouissances, amusant la noblesse, la ruinant et s’en faisant adorer, il était parvenu à fasciner les esprits». Ses supposées mœurs licencieuses ne gâchent rien...
Le "comte polonais"
Symboles alchimiques
Esprit Calvet
Tablier de maître en soie
Pernety est désormais le "pontife" de la secte, le comte Grabianka le "roi."
Autre adepte bientôt conquis, M. de Vaucroze, «commis-voyageur de l’illuminisme» à «l’esprit primesautier et très malléable, de nature inflammable et qui s’emballe vite». Celui-ci installe Pernety dans une maison de campagne près de son château de Bédarrides, baptisée Mont Thabor (d’après un lieu saint en Israël) où se réunit la Société des Illuminés d’Avignon qui compte bientôt une centaine de membres, dont Esprit Claude François Calvet, médecin, fondateur du musée du même nom. La «sainte parole» transmise par les «esprits angéliques» à Pernety (dont l'ange personnel se nomme Assadaï et paraît manquer de patience) est censée répondre à de multiples questions ésotériques telles que :
« Ne voulant rien faire que de conforme à la volonté de mon Dieu, je vous prie, sainte parole, de me dire si je dois multiplier mon mercure philosophique plus d’une fois ? » Réponse : « L’esprit te crie, l’ange te parle et tu ne comprends pas, une suffit et doit suffire pour faire assé, ne fais donc rien de trop, fils de lumière… »
Extrait de la Sainte Parole du 12 août 1779.
Représentation du Grand Oeuvre par Pernetty
Dans le «laboratoire» du Thabor les adeptes font des recherches sur l’Arche d’Alliance, étudient les prophéties de Nostradamus et travaillent au «Grand Œuvre», la recherche de la pierre philosophale d’après une matière première qui, après avoir reçu le «second mercure», avait produit une pâte onctueuse désignée sous le nom de «l’enfant de neuf mois destiné à la sublime essence du Saint-Chrême». On cherche également à prolonger la vie; selon le docteur Bouge, il existe deux sortes d’or potable : pour le vulgaire, «trois gouttes prises dans du vin ou du bouillon ravigotent la nature défaillante et servent de remède universel contre les plus grandes maladies qui peuvent attaquer le corps humain, c’est le baume de santé et le bouclier de la vieillesse».
Matras (vase alchimique). La queue du Paon illustre les couleurs de l'arc-en-ciel présentes dans la Materia Prima, matière originaire qui doit être purifiée et transmutée par une longue distillation.
En 1790, la Société des Illuminés d’Avignon reçoit Marie-Daniel Bourrée, baron de Corberon, admirateur des encyclopédistes et ardent franc-maçon, établi au 36, rue Calade (actuelle Joseph Vernet). Cette période est l’une des plus brillantes de la Société. «Mon second séjour à Avignon en 1792 me mit à portée de connaître une Société surprenante, dont les membres m’inspirèrent un respect mêlé de doute, de surprise et d’admiration. Sur un ordre qu’ils croyaient surnaturel, ils étaient venus de différentes contrées de l’Europe se rassembler dans un même centre… /… Les uns comme les autres, pleins de confiance dans la voix, selon eux céleste, qui guidait leurs actions, bravaient les dangers et ne redoutaient ni le désordre ni le tumulte. On les vit, également tranquilles et fermes, pratiquer les vertus bienfaisantes, remplir les exercices de piété, faire, en un mot, dans le sein de l’abomination, revivre les mœurs des premiers chrétiens » (A.-H. Dampmartin, maréchal des camps et armées du roi)
Or le vice-légat Casoni se montre moins admiratif. Il ordonne en vain aux Illuminés de dissoudre l’ordre et de quitter le territoire. « Depuis quelques années, Avignon a vu naître une secte qui se prétend destinée à réformer le monde, en établissant un nouveau peuple de Dieu. Les membres, sans exception d’âge ni de sexe, sont distingués non par un nom, mais par un chiffre. Les chefs, résidant en cette ville, sont consacrés avec un rite superstitieux. Ils se disent très attachés à la religion catholique ; mais ils prétendent être assistés des anges, avoir des songes et des inspirations pour interpréter la Bible. Celui qui préside aux cérémonies se nomme patriarche ou pontife. Il y a aussi un roi destiné à gouverner le nouveau peuple de Dieu. Un nommé Ottavio Cappeli, qui a été jardinier, puis domestique, correspond avec eux, prétend avoir des réponses de l’archange Raphaël, et il a composé un rite pour la réception des membres. L’inquisition lui a fait son procès, l’a condamné à abjurer ses erreurs et à sept ans de détention dans une forteresse. La même sentence poursuit les membres de la Société des Illuminés d’Avignon, comme s’attribuant faussement des apparitions angéliques, suspectes d’hérésie; elle défend de s’y engager, d’en faire l’éloge et ordonne de dénoncer ses adhérents aux tribunaux ecclésiastiques.» (Père Pani, dominicain, commissaire du Saint-Office).
La condamnation reste sans effet.
Les maisons qui accueillirent Dom Pernety et ses adeptes
Maison de Grabianka rue A. Perdiguier
Hôtel de Taulignan
Hôtel du baron de Corberon rue Joseph Vernet
Le Mont Thabor à Bédarides
Hôtel de Gasqui place des Trois Pilats
A la Révolution, les Illuminés évoluent, célèbrent les fêtes civiques à la mode, se réunissent dans l’hôtel de Taulignan du marquis de Montpezat mais la Révolution les rattrape. Des adeptes émigrent ou s’enfuient, certains sont arrêtés. Grabianka, après avoir erré en Europe, passe en Russie où il est soupçonné de conspirer contre le gouvernement du tsar Alexandre Ier. Il meurt en prison en 1809.
Bien que Pernety, alors octogénaire, se montre des plus discrets, il est arrêté au Thabor en 1793 puis remis en liberté et même doté d’une pension ; il est accueilli par Joseph-François Gasqui dans son hôtel de la Bastide place des Trois-Pilats.
Il reprend ses études hermétiques mais ne parvient pas à découvrir la cachette où avait été enfouie la « matière première » du Grand Œuvre. Il finit par renouer avec la religion catholique de ses cinquante premières années. Il meurt d’une attaque d’apoplexie en 1796.
En 1800 la Société des Illuminés d’Avignon ne compte plus qu’une quinzaine de membres. La rumeur court toujours d’un trésor de connaissances caché au « Mont Thabor »…
Bibliographie
Joanny Bricaud - Les illuminés d’Avignon - Dom Pernety et son groupe (1927)
M. Meillassoux-Le Cerf - Dom Pernety et les Illuminés d'Avignon – Archives de Sciences Sociales des Religions 1993
Joseph Girard - Évocation du vieil Avignon
Renée Lefranc Marie Louise Laguilhomme - Guide Secret d'Avignon
https://toysondor.blog/2015/03/31/friedrich-herbort-le-marquis-de-vaucroze-et-les-illumines-davignon/
https://www.esoblogs.net/7701/le-rite-des-illumines-par-excellence/