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Par Liliane Décembre 2024
Petites histoires au sein de la grande Histoire...
Celle d'Avignon est riche en anecdotes, tragiques ou cocasses.
Détester Avignon, « sentine de tous les vices ».
Qui a vilipendé Avignon avec une hargne peu commune ? Pétrarque en personne, le poète renommé pour les merveilleux sonnets dédiés à l’amour éternel, du moins en poésie, qu’il voua à Laure de Sade. Et il ne retint pas sa plume…
Le plus ancien portrait de Pétrarque - BnF
Né en Arezzo (Italie) en 1304 de parents exilés de Florence, François Pétrarque arrive à l’âge de huit ans à Avignon avec sa famille. Il étudie le droit comme son père, notaire, à Montpellier puis à Bologne. Cependant il abandonne ses études à la mort de celui-ci, en 1326, pour se consacrer à la poésie. Il entre dans les ordres mineurs et travaille pour le cardinal Giovanni Colonna à Avignon jusqu'en 1337.
Le célibat imposé par son état de prêtre – et son amour inconditionnel pour Laure - ne l'empêcheront pas d'avoir deux enfants illégitimes, Giovanni en 1337 et Francesca en 1343, qui tous deux mourront jeunes de la peste.
Antoine Rozen - Le palais des papes (en 1520) - Détail du retable du Crucifix - Basilique de saint Maximim
Son aversion pour Avignon, où il se considère en exil : « J’appelle « maison » cet exil en Avignon, où j’ai vécu depuis la fin de mon enfance », mais qui lui est cependant indispensable car il garde avec la cour pontificale des liens étroits qui satisfont sa vanité, lui fait vilipender avec une agressivité extrême la ville et les papes français.
Il écrit en 1351 qu’Avignon est une ville où « ne réside aucune piété, aucune charité, aucune loyauté ! Dans laquelle règnent l’orgueil, l’envie, la luxure et l’avarice ; où l’on favorise les hommes les plus mauvais, où l’on exalte le voleur munificent et l’on opprime celui qui est pauvre mais juste : où l’honnêteté prend le nom de démence et la malice de sagesse. Où l’on méprise Dieu, où l’on adore l’argent, où les lois sont bafouées et les bons moqués ». (Lettre sans nom de destinataire, XI). Tout lui répugne : le site au bord d’un fleuve terrifiant, le bruit, l’odeur « ex urbe inquieta et turbida », la puanteur « toti mundo pestifer »
« Ne réussissant pas à supporter la fastidieuse aversion que j’éprouvais pour l’ignominieuse Avignon – aversion que je ressens naturellement pour toutes les villes mais pour celle-là en particulier », il se trouve plus heureux à Fontaine de Vaucluse où il s’installe en 1337 en tant que chapelain et familier du cardinal Giovanni Colonna « Ici, j’ai fait ma Rome, mon Athènes, ma patrie ». « Que la fortune me conserve, si elle peut, mon petit champ, mon humble toit et mes livres chéris ; qu’elle garde le reste. Les muses, revenues de l’exil, habitent avec moi dans cet asile chéri. »
Andrea del Castagno - Pétrarque - Musée des Offices Florence
Justus van Gent - Pétrarque
Gabriel Simeoni publia en 1558 un opuscule des œuvres de Pétrarque qui reproduit en première page une vue du village de Vaucluse avec la maison de Pétrarque.
Il oppose la vie tumultueuse vouée au négoce et aux affaires d’Avignon à celle consacrée à l’otium cum dignitate ou "le loisir bien employé", c'est-à-dire aux vertus humanistes. De même, la Nature guérit de l’irritation causée par « l’effroyable puanteur, ennemie de toute félicité » de la ville (Lettres fam XI, 9,2 - XIV 4,8). Avignon est « l’Enfer des vivants », « l’égout de la terre, « la patrie des larves et des lémures » opposé à la felix rusticatio de Fontaine de Vaucluse.
Mais aussi « le triste foyer de tous les vices, de toutes les calamités et de toutes les misères », un « gouffre dévorant que rien ne peut combler ».
Et de plus « la ville la plus ennuyeuse du Monde ».
Avignon en 1353-1357 - Construction de la tour saint Jean
Il reproche aux papes d’Avignon, assimilée à la Grande Prostituée de la Bible, diabolisée telle une image inversée de ce que devrait être le siège de la papauté, leur inféodation au royaume de France : « Ô Avignon, est-ce ainsi que tu vénères Rome, ta souveraine ? Malheur à toi si cette infortunée commence à se réveiller » et dénonce avec virulence leurs excès.
« Que la flamme du ciel pleuve sur ta tête, mauvaise, qui après avoir commencé par boire l’eau des fontaines et par te nourrir de glands, es devenue riche et grande en faisant les autres pauvres, puisque tu prends tant de plaisir à mal faire ».
Clément VI
« O ! fabrique de tromperies, O ! prison de colère, enfer d'envie, où vas-tu avec tes adultères, avec tes immenses richesses mal acquises? Nid de trahisons où se couve tout le mal qui se répand dans le monde ; esclave des vins et des victuailles, chez toi la luxure est arrivée à son comble, tu vis de telle sorte qu'il est à désirer que Dieu n'en tire pas vengeance.
Par tes palais, tes jeunes filles et tes vieillards dansent en rond, ayant Belzébuth au milieu d’eux, avec les soufflets de feu et les miroirs. »
« Jadis tu ne fus pas élevée à l’ombre sur la plume, mais nue au vent et déchaussée parmi les ronces. Maintenant tu vis de telle façon que jusqu’à Dieu en monte la puanteur. » (Sonnet CXXXVI et Sonnet V 14)
Pétrarque reflète la polémique de son époque sur la richesse de l’église et la hiérarchie ecclésiastique, contrebalancées par un désir ardent de retour à la pauvreté originelle et compare Avignon à Babylone :
« Fontaine de douleur, demeure de colère
Ecole d’errements et temple d’hérésie »
« J’ai appris par expérience que là il n’y avait nulle pitié, nulle charité, nulle foi, aucune révérence de Dieu, ni crainte, rien de saint, rien de juste, rien d’équitable, rien en un mot qui fut humain. L’amour, la pudeur, la beauté, la candeur sont d’ici exilés. Au sujet de la vérité je me tais, car il n’y a pas de place pour elle là où tout est plein de mensonges. »
Livre de la Vigne nostre Seigneur 1450-1470
Ses diatribes culminent au siège apostolique, pontificum sedes, et il s’en prend en particulier aux cardinaux français du Sacré et Antique Collège, tel le cardinal Jean de Caraman « petit vieillard capable de féconder tous les animaux. Il avait la lascivité d'un bouc ou s'il y a quelque chose de plus lascif et de plus puant qu'un bouc... » Il précise qu'il avait dépassé sa soixante-dixième année, qu'il ne lui restait plus que sept dents, qu'il avait la tête blanche et chauve, qu'il était si bègue qu'on ne pouvait le comprendre et complète sa description par une anecdote salace.
Or ce même Jean de Caraman né en 1320 mourut en 1361, donc âgé de 41 ans...
« Ici les voix sont angéliques, démoniaques les intentions, suaves les chants, de fer les poitrines… non seulement le mensonge reste impuni, mais il est glorieux de mentir. »
Quelles que soient les critiques actuelles sur Avignon, elles ne pourront rivaliser avec les imprécations du poète !
Bibliographie
- Paul Amagier - Pétrarque et la polémique contre la curie – Cahiers de Fanjeaux 1975
- https://remacle.org/bloodwolf/italiens/petrarque/sonnets.htm